Le sombre Pluton
Le troisième frère, Pluton, était dépressif, taciturne et misanthrope. Sa mélancolie naturelle n’avait fait que s’accentuer depuis le jour où il était devenu le maître des enfers et était allé s’installer dans sa sombre demeure. Pendant longtemps, personne ne le vit, d’une part parce qu’il quittait peu son séjour souterrain, d’autre part parce que, dans les rares occasions où il le quittait, il portait un casque qui avait la propriété de le rendre invisible. Les habitants de l’Olympe avaient donc fini par l’oublier presque complètement, lorsqu’un jour Jupiter le vit apparaître devant lui, sans son casque. Avec brusquerie, Pluton déclara à son frère que, malgré son goût pour la solitude, il s’ennuyait aux enfers et avait résolu de se marier. « Avec qui ? » lui demanda Jupiter. « Avec Proserpine », répondit Pluton. Proserpine était la fille de Cérès, l’une des trois sœurs de Jupiter. Et qui était son père, me demanderez-vous ? C’était Jupiter lui-même, qui n’avait pas craint de commettre sa première infidélité conjugale avec sa propre sœur et belle-sœur. De cette liaison doublement coupable était née Proserpine. En guise de cadeau, Jupiter, qui toute sa vie devait se montrer généreux envers ses maîtresses, avait offert à Cérès le royaume des prés et des champs, c’est-à-dire la responsabilité d’y faire pousser l’herbe, les fleurs et les plantes. Depuis, Proserpine avait grandi et était devenue une belle déesse. Elle et sa mère s’adoraient et ne se quittaient pas. C’est sur elle que Pluton avait jeté son dévolu.
Se doutant que Proserpine serait peu disposée à quitter sa mère et le séjour radieux de l’Olympe pour aller s’enterrer au royaume des morts en compagnie d’un lugubre mari, Pluton venait demander à Jupiter de l’aider à enlever de force la jeune déesse. Le maître de l’Olympe ne savait pas dire non ; il promit son concours.
Le guet-apens eut lieu quelques jours plus tard. Proserpine se promenait avec sa mère, Cérès, dans un pré fleuri. Elle aperçut, non loin d’elle, une fleur d’une espèce inconnue. C’était un narcisse, que Jupiter avait créé pour l’occasion. Quittant sa mère, Proserpine se dirigea vers la fleur pour la cueillir. Pluton, que son casque rendait invisible, se saisit alors d’elle et, par une crevasse qui s’ouvrit soudain dans le sol, l’entraîna au fond des enfers. Cérès n’avait rien vu, elle avait seulement entendu sa fille pousser un cri de frayeur. Désespérée, elle se mit à chercher partout Proserpine, mais en vain. Se doutant que Jupiter en savait plus sur cette disparition qu’il ne voulait bien le dire, elle usa alors du chantage :
— Tant que je n’aurai pas retrouvé ma fille, lui dit-elle, je cesserai de faire pousser la végétation.
Les fleurs se fanèrent, l’herbe se dessécha, les animaux dépérirent, et Jupiter finit par céder : il demanda à Pluton de restituer Proserpine à sa mère.
— Impossible, répondit Pluton. Il existe une règle selon laquelle toute personne qui s’est alimentée, aussi peu que ce soit, pendant son séjour aux enfers doit y demeurer ; or Proserpine, à peine arrivée chez moi, a croqué un pépin de grenade.
Jupiter réunit alors Cérès et Pluton et leur proposa un accord transactionnel auquel, après quelques difficultés, ils donnèrent leur consentement : Proserpine passerait quatre mois par an aux enfers, en compagnie de Pluton, et le reste de l’année sur l’Olympe, avec sa mère. Cérès resta cependant inflexible sur un point : pendant toute la durée de l’absence annuelle de sa fille, nulle végétation ne pousserait plus désormais sur la terre. L’hiver venait d’être institué.